Une faculté mystérieuse
Charles Darwin, dans La descendance de l’homme et la sélection sexuelle (1891), qualifiait la musique de « faculté parmi les plus mystérieuses dont l’homme soit doué ». Et pour cause, d'après lui, « l’aptitude à reproduire des notes et la jouissance qu’elles procurent » ne sont « d’aucune utilité directe dans les habitudes ordinaires de la vie ». Il en a donc conclu que la musique était arrivée dans l'évolution de l'Homme, avant le langage, dans le but de communiquer.
Jean-Julien Aucouturier et Clément Canonne ont souhaité tester cette hypothèse dans une étude en vérifiant s'il était effectivement possible de communiquer grâce à la musique.
Peut-on communiquer une attitude sociale par la musique ?
Pour répondre à cette question, Jean-Julien Aucouturier et Clément Canonne ont constitué des duos de musiciens à qui ils ont demandé de jouer une impro ensemble : Un des deux musiciens (on l'appellera Tom) avait pour consigne de communiquer une attitude dominante, autoritaire, conciliante, prévenante, insolente ou dédaigneuse, à travers son jeu musical. Et le second musicien (on l'appellera Julie) devait essayer de deviner quelle attitude son binôme lui avait communiqué au cours de l'improvisation.
Petite précision : les deux musiciens ne se voyaient pas pendant qu'ils jouaient.
Est-ce que Julie a réussi à deviner l'attitude communiquée par Tom ?
C'est OUI. 10 binômes de musiciens ont répété l'expérience 10 fois chacun, et globalement, les musiciens réussissaient bien à reconnaitre l'attitude communiquée par leurs binômes respectifs. Même s'ils identifiaient quand même beaucoup mieux l'attitude prévenante (80% de bonnes réponses) ou dominante (63% de bonnes réponses) par rapport à l'attitude insolente (45% de bonnes réponses).
Les deux chercheurs ont alors demandé à des personnes spectatrices, musiciennes et non musiciennes, d'écouter ces différentes improvisations et de deviner quelles attitudes Tom avait communiqué à Julie pour chacune d'elles. Ces personnes sont également parvenues à identifier l'attitude, notamment lorsqu'il s'agissait de personnes pratiquant de la musique.
Conclusion : oui, on peut communiquer une attitude sociale par la musique.
Comment ça se fait ?
Le cerveau humain déteste ce qui est aléatoire, ce qui ne suit pas de règles logiques et explicables. Nous sommes donc prédisposés à trouver des causes et prêter des intentions à ce qui nous entoure. Prenons la petite vidéo ci-dessous :
Sur cette vidéo, on ne voit que des formes géométriques en mouvement. Pourtant, lorsque Heider et Simmel (1944) ont présenté ce film a des personnes en leur demandant de décrire ce qu'il s'y passait, 49 participants sur 50 ont utilisé des termes tels que "suivre", "chasser" ou "fuir". Ils ont donc attribué des intentions aux formes géométriques au lieu de décrire simplement leurs mouvements (Ex : le triangle se déplace de l'intérieur du rectangle vers l'extérieur).
Face à ce constat, deux théorie :
Approche rationaliste : prêter des intentions serait une disposition innée du cerveau humain qui est équipé de circuits neuronaux spécialisés pour ça et qui s'activent de manière automatique. Exemple : j'entends ce morceau et je perçois automatiquement que le musicien communique de l'insolence.
(Lui c'est Emmanuel Kant le papa du Rationalisme)
VS
Approche empiriste : à force d'observer des corrélations, l'être humain en déduit des relations causales. Exemple : à chaque fois que quelqu'un se comporte de manière insolente dans un film, il y a ce type de musique. Donc quand j'entends ce morceau, j'en déduis que le musicien communique de l'insolence.
(Et lui c'est David Hume le papa de l'Empirisme)
Mon avis sur la question ?
Dans le cas présent, étant donné que les auditeurs musiciens ont été plus performants que les auditeurs non musiciens pour identifier l'attitude, j'aurais plutôt tendance à dire qu'il s'agirait du fruit d'un apprentissage #TEAMEMPIRISME.
Et à quoi ça peut bien servir de savoir tout ça ?
Certaines affections, comme la Maladie d'Alzheimer, entrainent une perte du langage. Cela rend la communication difficile car le langage est notre mode principal de communication. Les conséquences de cette absence de communication sont multiples.
Incompréhension :
On entend souvent que la maladie d'Alzheimer rend agressif. En réalité, ce qui rend les personnes agressives, ce n'est pas la maladie en elle même mais le fait qu'elles peinent à comprendre l'environnement qui les entoure. Puisque leur compréhension du langage est altérée, verbaliser ne suffit pas toujours à leur communiquer que notre attitude envers eux est bienveillante. Laisseriez-vous une personne, dont vous ne connaissez pas les intentions, vous déshabiller pour vous laver, sans manifester le moindre refus ?
Isolement :
La communication est primordiale dans les relations sociales, vous pouvez aller lire l'article "Are you talking to me ?" de Camille, qui vous expliquera ça mieux que moi. Les personnes atteintes par la maladie d'Alzheimer se retrouvent donc souvent isolées socialement car elles éprouvent des difficultés à entretenir des conversations et donc à communiquer. Or, des études soulignent l'importance des relations sociales pour maintenir un état de bien être optimal au cours du vieillissement. A l'inverse, l'isolement peut avoir des effets négatifs sur le bien-être, la cognition et la santé.
D'où l'importance de trouver d'autres moyens de communication.
Vous me voyez venir avec ma musique ?
On s'est rendus compte que malgré la maladie d'Alzheimer, les réseaux neuronaux en charge de la perception de la musique restaient relativement bien conservés. Or, on vient de voir qu'il était possible de communiquer par la musique, pas vrai? De fait, en faisant de la musique avec une personne atteinte de la maladie d'Alzheimer, vous partagez avec elle une interaction sociale qui est plus accessible pour ses capacités cognitives qu'une discussion. Bon, je vous promets pas que vous arriverez à coup sur à lui communiquer une attitude prévenante, insolente ou autre. Mais vous avez plus de chances de lui faire comprendre que vous êtes joyeux, par exemple, en lui chantant une chanson joyeuse qu'en lui disant "je suis joyeux".
Si si je vous jure !
La preuve :
Une des premières interactions que vous partagez avec vos parents lorsque vous êtes bébés, avant même de savoir parler, ce sont les berceuses et comptines qu'ils vous chantent. Si un bébé pleure, vous aurez plutôt tendance à le prendre dans vos bras en lui chantant une musique apaisante pour le calmer plutôt que d'essayer de lui expliquer verbalement pourquoi il devrait être rassuré et se calmer. Et même si vous choisissez de communiquer avec lui verbalement, il y aura une certaine musicalité dans votre voix que vous n'auriez pas idée d'employer pour vous adresser à un adulte.
Chanter des berceuses est une pratique très répandue dans le monde et des études ont été réalisées auprès de mamans et leurs enfants pour connaitre l'impact de cette pratique sur l'attachement entre les bébés et leurs mères. Par exemple, une étude à montré que cela pouvait réduire les épisodes de pleurs, le stress maternel et les réveils dans la nuit. Et ce n'est qu'un exemple parmi d'autres !
Et si vous ne vous sentez pas les capacités de communiquer par la musique ...
Sachez qu'au moins écouter de la musique en amont d'une discussion peut participer à rendre la discussion plus fluide. Premièrement, parce que ça joue sur l'humeur et que l'humeur impacte les capacités cognitives, quand vous êtes de mauvaise humeur vous êtes plus "tête en l'air", vous avez plus de mal à vous concentrer et c'est encore pire pour les personnes avec des troubles cognitifs. Deuxièmement, ça pré-active en quelques sortes certaines aires cérébrales utiles pour le langage, un peu comme un échauffement. Enfin, ça éveille des souvenirs et ça donne de la matière à discuter. Je vous laisse constater par vous-même avec cette vidéo extraite du magnifique film documentaire, Alive Inside, dans lequel intervient le neurologue Oliver Sacks (début à 0:43 secondes).
Tu peux arrêter ta lecture ici. Mais pour les plus curieux qui attendent toujours que je leur explique comment un type de jeu musical permettait de communiquer une attitude plutôt qu'une autre dans l'expérience de Aucouturier et Canonne ..
Bonus
Une analyse acoustique des différentes improvisations a été réalisée, je vous fais un petit résumé des principaux résultats.
Leader/Suiveur :
Les chercheurs ont voulu vérifier si Tom se positionnait plutôt comme leader ou suiveur de l'improvisation en fonction de l'attitude qu'il devait communiquer. En utilisant des analyses qui permettent de prédire un évènement futur en fonction d'un évènement passé (causalité de Granger) ils ont pu constater que :
Lorsque Tom communiquait une attitude prévenante, le jeu musical de Julie prédisait le jeu musical de Tom : Tom s'adaptait à Julie.
Lorsque Tom communiquait une attitude dominante, c'est son jeu musical à lui qui prédisait celui de Julie : Julie s'adaptait à Tom.
Aucune relation causale n'a pu être trouvée dans le cas de l'attitude insolente ou dédaigneuse (pour comprendre pourquoi, c'est juste en dessous).
Synchronisation temporelle et harmonie :
Ici, les chercheurs se sont intéressés à la synchronisation temporelle et l'harmonie des mélodies jouées par Tom et Julie durant les improvisations.
Lorsque Tom devait communiquer une attitude dominante, il jouait souvent en même temps que Julie, mais il n'harmonisait pas son jeu musical à celui de sa binôme : Tom prenait le monopole de l'improvisation.
Lorsque Tom devait communiquer une attitude prévenante, il jouait souvent en même temps que Julie, mais cette fois en harmonie : Tom soutenait le jeu musical de sa binôme.
Lorsque Tom devait communiquer une attitude dédaigneuse, dès que Julie se mettait à jouer, Tom arrêtait de jouer : Tom évitait sa binôme (c'est pour cela qu'aucune relation causale entre les deux jeux musicaux ne pouvait être trouvée).
Voilà, là j'ai terminé !
Sources :
Aucouturier, J. J., & Canonne, C. (2017). Musical friends and foes: The social cognition of affiliation and control in improvised interactions. Cognition, 161, 94-108.
Cresswell-Smith, J., Amaddeo, F., Donisi, V., Forsman, A. K., Kalseth, J., Martin-Maria, N., ... & Walhbeck, K. (2019). Determinants of multidimensional mental wellbeing in the oldest old: a rapid review. Social psychiatry and psychiatric epidemiology, 54(2), 135-144.
Douma, L., Steverink, N., Hutter, I., & Meijering, L. (2017). Exploring subjective well-being in older age by using participant-generated word clouds. The Gerontologist, 57(2), 229-239.
Heider, F., & Simmel, M. (1944). An experimental study of apparent behavior. The American journal of psychology, 57(2), 243-259.
Persico, G., Antolini, L., Vergani, P., Costantini, W., Nardi, M. T., & Bellotti, L. (2017). Maternal singing of lullabies during pregnancy and after birth: Effects on mother–infant bonding and on newborns’ behaviour. Concurrent Cohort Study. Women and Birth, 30(4), e214-e220.
Pour aller plus loin :
McDougald, A., Rossato-Benett, M., (producteurs) et Rossato-Benett, M., (réalisateur et scénariste). (2014). Alive Inside: A Story of Music and Memory [Documentaire]. Etats-Unis : Xmotion Media. http://www.aliveinside.us/#land
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